Les Chemins du Zen

Vivre le Zen au quotidien ... Juste suivre sa route ...

5.1.05

Sauterelle

Bonjour je m'appelle Sauterelle. Il y a longtemps, j'ai été petite. Il y a longtemps on m'a cassée.

Mais c'est seulement aujourd'hui que je ne parviens plus à marcher.

J?avais un grand-père, ou plutôt deux. Mais ma mère avait un père, qui aimait bien les petites filles, vraiment trop les petites filles. Il y a longtemps, moi aussi, j'ai été une petite fille, enfin je crois?

On m'a même raconté que mon grand-père avait tué sa maman en naissant, qu'il n'avait jamais été aimé.

La vie, c'est comme une ribambelle de dominos : on en pousse un et tous les autres s'effondrent. On ne sait pas vraiment qui a bousculé le premier. Mais est-ce vraiment important ? Parce que finalement, elle n'en finit jamais : seule compte la chute.

Et puis, les chutes n'entraînent pas que de mauvaises choses. Ne dit-on pas que la terre est très fertile au pied des volcans ?

Donc, j'avais un grand-père qui aimait trop les petites filles et moi j'en étais une.

Parfois, je me demande ce qui m'a fait le plus mal : son attitude ou cet énorme silence qui a entouré l'événement. Le fait que personne ne m'ait jamais dit que c'était vraiment ma faute.

Aujourd'hui, ce silence là est brisé. Je me suis longtemps demandée d'où me venait cet horrible sentiment d'abandon qui me faisait haïr les départs, qui me rendait la solitude insupportable?

Un jour, j'ai dit : « Je t'en veux, maman. Chaque fois que je vais mal, je t'en veux de ne pas m'avoir rassurée. J'ai su bien longtemps après que tu avais réglé le problème mais, à moi, pas un mot. J'ai cru que personne ne s'intéressait à ma souffrance, que ce n'était important que pour moi. Et puis je m'en suis voulue de t'en vouloir ainsi, tellement je t'aime, et tellement je ne supporte pas d'avoir quelque chose à te reprocher? »

Ce jour là, j'ai cessé de souffrir de l'absence et du silence. Parce j'ai été entendue.

C?est étrange mais je n'aurais pas voulu qu'on traîne mon grand-père en justice comme ces procès surmédiatisés d'aujourd'hui. Mieux, je n'ai jamais ressenti de haine? Simplement de l'incompréhension.

Quand il est mort, j'étais enceinte de mon deuxième fils. Cela ne m'a pas vraiment fait de la peine. J'étais juste triste d'assister au chagrin de ma mère et ses frères.

Cela ne m'a pas soulagée non plus. J'ai alors compris que cela faisait partie de moi et que c'était à moi de m'en défaire.

Alors petit à petit, je reprends contact avec lui. C'est ma façon de me réconcilier avec la vie.

Mon grand-père était mormon et faisait de la généalogie.

J'ai repris ses notes, ses travaux et j'ai continué. J'ai fait la connaissance de ses ancêtres et accepté qu'ils fussent aussi les miens. Parce que le rejeter, c'est rejeter une partie de moi, une partie de ma mère, de mes enfants, de ma famille, de ceux que j'aime ?

Sans lui, nous ne serions pas là.

Peu à peu, j'ai compris que l'on peut refuser l'acte sans refuser l'homme, que le pire peut aussi être le meilleur, qu'il n'existe pas de noir ou de blanc.

Cela nous arrangerait bien : ce serait si simple. Nous pourrions jeter en bloc mais nous nous tromperions lourdement.

En reprenant le flambeau, en fouillant ses papiers, en renouant avec ses recherches, j'ai accepté de faire la connaissance d'une part de lui qui ne me faisait aucun mal, avec laquelle je pouvais être en accord. Parce que cela aussi faisait partie de lui, n'en déplaise aux bien pensants.

Alors, moi qui n'avais eu jusqu'alors pour seul grand-père, mon très aimé papy, père de mon père, j'ai fini par accepter d'en avoir deux et de m'en trouver bien.

Finalement, c'est avec moi-même que je me suis réconciliée.

Le plus étrange, c'est que c'est celui-là même qui m'avait apporté le tourment, qui m'avait aussi donné la clé de la réconciliation mais il m'a fallu des années pour le comprendre.

Peu avant sa mort, il m'avait confié les archives qui concernaient la branche maternelle de ma maman, lui-même s'occupant de ses propres ancêtres, ainsi que de ceux de ma deuxième grand-mère (la mère de ma mère est décédée quand cette dernière était encore enfant).

Pendant longtemps, les fardes traînèrent par ci par là.

A chaque déménagement, sans bien trop savoir pourquoi, je les reprenais avec moi, alors que je m'étais séparée de documents qui auraient pu sembler plus importants.

Puis il y a peu, je les ai enfin ouvertes.

Sans doute, étais-je prête à retourner dans le passé ? Et j'en viens parfois à regretter qu'il ne soit plus là car certaines choses me semblent obscures et je ne trouve pas de réponses.

Lorsqu'on vous fait du mal, en réalité, il y a deux souffrances. La première est plus ou moins courte : c'est celle de l'instant, celle de l'acte, celle de la violence immédiate.

L'autre est plus vicieuse : c'est celle du souvenir qui traîne et vous ronge pendant toute votre vie. Cette souffrance-là, en étant honnête, vous vous l'infligez à vous-même parce que personne ne peut gérer vos pensées à votre place. Personne ne peut décider pour vous de la place plus ou moins grande que vous lui accorderez.

Elle vous appartient. C'est ce que j'ai compris quand il est mort.

Qu'il soit là ou non ne changeait rien à ce que je portais en dedans, à ce que je risquais de transmettre à mes enfants ? parce qu'on offre souvent, sans le vouloir, ses propres traumatismes en héritage. Souvenez-vous : la ribambelle de dominos.

Condamner les actes sans juger les hommes est un bon moyen de ne pas transporter partout son éternel boulet.

Un acte est momentané. Il passe et s'éloigne.

Un homme, surtout quand il est un membre de notre famille, c'est un morceau de nous même que nous rejetons, que nous le voulions ou non, que nous sommes condamnés à véhiculer en nous jusqu'à la mort, et même au-delà, sur le visage même de nos enfants.

Quand je repense à la ribambelle de dominos, je pense que de là est partie une série de catastrophes qui, avec le recul, m'ont sauvées !

Adolescente, j'avais bien entendu une très mauvaise image et très peu de considération pour moi.

J'étais prête à me jeter dans les bras de n'importe qui pour peu qu'on me donne un peu de tendresse, parce que c'était le seul moyen que je connaissais pour en avoir.

Alors, à mon mal être, venait s'ajouter la cruauté de la jeunesse et ses condamnations péremptoires. La mauvaise réputation, les moqueries, les humiliations, ceux qui se sentaient obligés de me traiter comme un jouet? Mais on ne pense pas aux conséquences à cet âge là ?